Un billet Dangereux (début)
Un homme pointait ses jumelles sur la cime d’un chêne situé à une cinquantaine de mètres.
– Garrulus glandarius…, murmura-t-il.
C’était en effet un geai des chênes, de couleur fauve, avec deux ou trois plumes bleutées sur les flancs. Il faisait beau en cette fin d’après-midi de novembre et le soleil allait bientôt disparaître derrière le rideau d’arbres, dans son dos. La forêt dense est traversée par un parc national, mais, à l’endroit où il se trouvait, non loin de l’observatoire, le bruit du trafic se réduisait à un ronronnement à peine audible et on aurait pu se croire dans une forêt tropicale en saison d'hiver. Pendant une bonne demi-heure il se concentra sur l’observation de l’oiseau, écrivant de temps à autre quelques lignes dans un petit carnet.
Dix-huit heures: Le soleil avait maintenant disparu et l’obscurité complice gagnait peu à peu.Ce qu'il ignorait c'est que le geai des chênes qu'il observait dans ses jumelles était un oiseau apprivoisé. Non loin de l'endroit désert où il se trouvait un personnage bizarroïde surveillait ses faits et gestes et prenait lui aussi des notes dans un carnet.
Garrulus glandarius, répétait Colombanos, ce volatile ne bouge pas de l'arbre, ce n'est pas normal, je l'observe depuis
une demi-heure, j'ai lancé des cailloux au bas du gros orme et il ne s'est même pas envolé. Ce n'est pas un geai ordinaire, il faut que je l'observe de plus près. Avant que la noirceur s'étende sur la forêt. Colomban, intrigué...
Il fut interrompu par deux adeptes du jogging en conversation animée passer à proximité de lui sans le remarquer; par précaution, il se renfonça un peu plus dans les taillis, à l’endroit idéal pour observer non pas les oiseaux mais un pavillon sans pouvoir être vu. Il aurait pu dessiner de mémoire ce pavillon; au cours du mois précédent, il était venu repérer les lieux par deux fois; en réalité, le mot pavillon ne convenait pas exactement, c’était plutôt du genre demeure pour cadre supérieur, au milieu d’un lotissement que la publicité aurait qualifié de grand standing ; les jardins "paysagés" avaient l’avantage de vous isoler des regards des voisins; une demeure en forme de « L », avec garage attenant pour deux voitures, un petit chemin d’une trentaine de mètres entre le portail et le porche de l’entrée.
On venait d’allumer dans le salon, et il pouvait maintenant voir le bureau acajou de style 18ème ou 19ème ? Authentique ou copie? Difficile à dire ; sur le côté droit, un combiné téléphone télécopieur. Il note à nouveau dans son carnet, il est 19 heures: Un vrombissement de moteur se fait entendre, une voiture de marque Hammer roule vers la riche demeure, posséder un tel véhicule n'est pas l'apanage des gens de classe moyenne, il voit que ce sont des gens bien nantis qui se présentent à la porte du garage qui s'ouvre automatiquement, deux hommes vêtus de noir descendent de l'auto et entrent par une porte de côté, l'un d'eux porte une valise rouge.
Parvenus à l'intérieur du pavillon les deux visiteurs se rendent dans la pièce où se trouve le bureau, là, l'attendent un homme et une femme. Il croit avoir déjà vu cette femme quelque part lors d'une filature précédente. Il ajuste alors ses jumelles et peut nettement voir ce qui se passe. La valise semble remplie billets de banque. Il fait noir à présent, son auto est stationnée plus loin, il risque de ne pas retrouver son chemin, il prend quelques notes et décide de partir.
Tôt le lendemain matin. Très tôt, alors que tout le monde est couché et qui fait encore nuit. Une nuit qui enveloppe la forêt et les environs de son obscurité favorable. De retour à son poste initial, il vérifia le fonctionnement de son viseur infrarouge, en direction de la fenêtre du salon, puis de la porte d’entrée sous le porche. Malgré la proximité du premier instant fatidique, il ne manifestait aucune fébrilité. Lorsqu’il avait commencé à élaborer sa stratégie, il s’était rendu compte que la prochaine étape était la seule à présenter des risques. Il avait trouvé la riposte au cas où il serait surpris : un petit paquet prétendument livré par DHL; il aurait pu jouer au petit télégraphiste, mais, de nos jours, les télégrammes sont téléphonés à l’arrivée. Il s’assura qu’il n’y avait aucune présence alentour et sortit du bosquet; il eut quelques mètres à parcourir sur la petite route et arriva devant le portail; il avait fabriqué une clé lui-même après avoir pris une empreinte. Il emprunta le chemin qui menait au porche et déposa le billet jaune et bleu au milieu du paillasson, devant la porte d’entrée. Puis il regagna son poste d’observation sans se presser, comme il était venu. Il reprit son viseur infrarouge et fit la mise au point sur le billet jaune. Il nota dans son carnet l'heure de la mise en situation : Il est 4 heures: "L’enfance de l’art" pensa-t-il.
Dans son métier il faut être très patient mais aussi vigilant. Rien ne doit lui échapper! Le moindre indice est important, c'est pour cette raison qu'il note tout dans son carnet, même les indices les plus insignifiants. Et chaque soir il rend des comptes à ses supérieurs sur la progression de sa filature. Le jour se lève, le matin est clair, les oiseaux gazouillent gaiement dans la dense forêt, quelques écureuils s'activent à la recherche de nourriture, un vent doux effleure son visage et fait frétiller les feuilles. Un temps idéal, se dit-il, un jour pluvieux n'est pas souhaitable et pourrait tout remettre en question. Dirigeant son infra-rouge vers la porte d'entrée de la demeure champêtre, une silhouette humaine se dessine travers la toile baissée, c'est le réveil de ses occupants. 6 heures 30, il note ce détail dans son carnet vert. Tiens, tiens, se dit-il, avec contentement, ce que je vois n'est pas désagréable... ma lunette d'approche! Il faut être un peu voyeur dans ce métier, c'est un atout très gratifiant pour le coeur parfois! Ah, zut! elle s'est éloignée du vitrail! Cette heureuse vision n'a pas été noté dans son carnet. 6 heures 45! un individu en pyjama ouvre les volets .
Il observa la fenêtre du salon et vit passer plusieurs fois une personne plutôt grande. Il était sûr que c’était lui. Maintenant ou jamais se dit-il. Il prit dans son sac, le téléphone portatif et composa un numéro. On décrocha rapidement.
– Allô, monsieur Lego ?
– Oui.
– Monsieur Jacques Lego?
– Oui, c’est moi. Qui est à l’appareil ?
– Il y a un message sur votre paillasson
– Qu’est ce que c’est que cette histoire?
– Ne raccrochez pas, allez chercher le message et revenez me parler
Il vit Lego hésiter un moment, puis la lumière du porche s’alluma, la porte d’entrée s’ouvrit et Lego s’avança, remarqua le billet, se baissa pour le ramasser, puis se redressa en cherchant à percer l’obscurité des bois. L’homme avait pris son arme et avait cadré le visage de Lego au centre de la mire de son viseur. Il tira. Un petit bruit étouffé, puis Lego s’effondra sur le sol, serrant convulsivement le papier jaune.
– Et d’un ! Se disait avec joie, l'espion inconnuColombanos, c'était un nom d'emprunt qu'il était le seul à employer, ainsi il se sentait fort, puissant et sans pitié. Il n'en avait pas fini avec ses règlements de comptes et il se frottait la bedaine devant ce meurtre sordide, je trouverai bien un piège pour attirer ma prochaine cible, se dit-il. Personne parmi les autres occupants du bunker n'avaient entendu le coup de feu car l'impitoyable et rusé espion avait pris soin d'ajouter un silencieux à son arme. S'inquiétant de ne pas voir revenir Jacques Lego, Pierre Parchési, l'homme à la valise rouge de la veille, jeta un coup d'oeil suspect à la fenêtre de la porte d'entrée.
Stupéfaction! Choc incroyable! il n'en croit pas ses yeux, Lego git dehors, étendu sur le paillasson, dans une mare de sang.
L'espion inconnu, caché dans les fourrés épais de la forêt, observe la scène avec contentement. On a appelé une ambulance et les ambulanciers n'ont pu que constater le décès de Jacques Lego. Tous sont consternés et inquiets, y aura-t-il d'autres victimes de ce tireur enragé?Les sirènes de police se font entendre. L’homme continua à regarder dans son viseur, balayant lentement les alentours. Tous coupables! Messieurs les policiers se disait Colombanos. Il mit son téléphone et son arme dans son sac et se tint immobile, aux aguets, observant le pavillon avec attention. Cinq minutes s’écoulèrent puis il entendit un bruit de voiture ; elle passa sur la petite route sans ralentir devant le portail. Vingt et une heures, nota-t-il. Aucun signe de mouvement près du pavillon gauche; la lumière du porche éclairait toujours le corps. La plupart des policiers étaient à l'intérieur, un seul gardait à l'extérieur. Un dernier regard aux alentours et l’espion empoigna son sac puis entreprit de traverser une partie de la forêt pour aller rejoindre son auto style Ranger stationnée dans une contre-allée. Installé au volant, il rejoignit la route du Pavé des Gardes, puis prit la route du parc national en direction du sud. Il était calme et avait mis son autoradio sur Rock Musique. Il se rappela le verset cinq du premier chapitre de la Genèse : "Il y eut un soir, il y eut un matin, ce fut le premier jour". Le commisaire arriva à la maison , il examina les lieux, d'un air perplexe dit alors:– Bizarre, bizarre !!!
Bizarre! Bizarre, en effet, répétait à haute voix le M. Tout-à-loupe. Les policiers avaient installé des rubans jaunes pour préserver la scène du crime, l'escouade SWAT qui croyait détenir un bon filon sur une enquête qu'elle menait dans le coin, vint elle aussi enquêter sur l'affaire Lego. Pendant ce temps, le commissaire délégué à l'enquête scrutait les moindres recoins de la cour du pavillon, rien n'était laissé, aucun indice, si minime soit-il n'était négligé. Il s'était muni d'une loupe qui pouvait grossir les petits objets à des centaines de fois. Même une brindille pouvait dévoiler des secrets et mener à des preuves hors de tout doute. Oh, oh! mais, d'où viennent ces traces de pas foulant le gazon derrière le pavillon? Sont-ce celles d'un animal ou d'un humain? M. Tout-à-loupe demanda qu’on prélève les traces pour les faire étudier par les spécialistes. Un mort, quoi de plus ordinaire pour un commissaire de la criminelle. Un mort par balle de 22 entre les deux yeux, c’est déjà ordinaire. Les experts du laboratoire avaient eu du mal à retirer ce billet de la main du mort. Le commissaire le regarda dans le sachet plastique où il avait été placé. Un banal billet de loterie, un formulaire jaune avec une touche de bleu, pour les tirages du mercredi. Un billet multiple avec sept numéros cochés. 20$ pour deux tirages. Et ce n’était qu’une grille pour jouer, pas le ticket argent validé. Qu’est-ce que ça peut bien signifier ? pensa-t-il. Il appela un jeune inspecteur occupé à l’autre bout du salon.
– André Lafouine, raconte-moi un peu ce qu’on a appris jusqu’à maintenant.
– La victime, Jacques Lego, était pilote de ligne à la compagnie Air Padair. Marié, trois enfants. Sa femme et ses enfants sont en vacances du côté d’ Hawaï. Ils ont été prévenus par le commissariat de là-bas et sa femme arrivera dans la soirée.D’après les voisins, une famille sympa, sans histoire.
– Oui, continue
SUITE Un billet Dangereux (2)