Sur les grandes portes vitrées, on lit encore GPF1. Quand on entre dans les magnifiques bureaux au 45e étage de la tour du centre-ville, rien n'a changé. Peut-être un peu moins de la fébrilité habituelle, mais GPF1 continue.
Normand Legault est dans son bureau. Au premier coup d'oeil, on remarque à quel point il a perdu du poids. Plus de 30 livres. Et on note également qu'il est plus détendu, plus souriant et moins stressé que le Normand Legault des dernières années.
J'ai passé quatre heures dans le bureau. À discuter de tous les aspects de la Formule 1, de tous les dessous des tractations qui ont mené à la perte du Grand Prix du Canada à Montréal. En réalisant à chaque rideau soulevé à quel point Montréal a été coincé dans une guerre financière qui se joue sur d'autres continents.
Établissons tout d'abord l'essentiel : «Je suis serein. Je me sens libéré d'un fardeau. Porter le Grand Prix depuis quelques années était un fardeau. Je ne suis pas découragé. Je ne suis pas en faillite, je ne suis pas une victime et je ne suis pas en difficultés financières. Dans les affaires, il y a des «opportunités». J'ai vu une fenêtre en F1 pour faire de bonnes affaires, j'ai fait beaucoup d'argent, mais depuis au moins trois ou quatre ans, ce n'était plus possible. Le modèle économique imposé par Bernie Ecclestone ne pouvait plus fonctionner. Pour moi, cette page est tournée, je suis déjà passé à autre chose », assure Legault en repassant tous les événements des dernières semaines.
Legault n'est pas désolé, lui. Mais il l'est pour Montréal. La perte du Grand Prix creuse un trou énorme pour une ville qu'il aime profondément : «Mais personnellement, je suis déjà passé à autre chose. Moi, je suis un organisateur de courses de chars, ma business, ce n'est pas les retombées économiques», dit-il.
Tous ses employés sont en poste. Ils planchent déjà sur la course NASCAR de l'été prochain et pas plus tard que mercredi soir, Legault et ses lieutenants les plus proches ont pris le Challenger pour se rendre à un événement NASCAR. Business as usual.
«Il va falloir renégocier le contrat avec la Ville de Montréal, mais je ne prévois pas de difficultés majeures. La Ville veut avoir sa course et moi, je veux l'organiser. La vraie question est de savoir quelle course on pourra faire avec la crise financière actuelle qui ébranle les États-Unis jusque dans leurs fondements. Trois des quatre manufacturiers de NASCAR sont sur le bord de la faillite. Mettons que ça compliquerait les choses», de dire Legault.
Tout comme rien ne dit que la Formule 1 ne se dirige pas directement vers les mêmes problèmes. Fondamentalement, la Formule 1, c'est une affaire de voitures de courses, donc de constructeurs. Ces constructeurs, même Mercedes ou BMW et Renault, éprouvent de grandes difficultés. Pire, les grandes banques ont remplacé le tabac comme commanditaires majeurs de la F1. RBS chez Williams, ING chez Renault, Crédit Suisse chez BMW. D'autres grandes institutions financières sont mises à contribution. Or, ces banques sont déjà en péril ou reçoivent des milliards des gouvernements pour passer à travers la crise. Rien ne dit que Bernie Ecclestone pourra continuer à faire chanter les villes et les constructeurs encore très longtemps.
Surtout qu'Ecclestone, pour la première fois depuis des décennies, se retrouve dans une situation personnelle très difficile. C'est un secret de polichinelle dans le milieu que Slavica Ecclestone a quitté le domicile conjugal il y a quelques mois pour aller vivre chez une de ses filles, Tamara. Hier, Mme Ecclestone a confirmé l'information par voie de communiqué et déjà, la presse britannique salive à l'idée de la guerre juridique et financière qui s'annonce. On parle d'un divorce de 5,2 milliards de dollars canadiens. Bien plus, les parts de Bernie Ecclestone dans FOM, la compagnie qui gère la F1, appartiennent pour 60 % à Slavica.
C'est donc un homme aigri de 78 ans, angoissé par la seule pensée de se retrouver seul dans son manoir, c'est donc un homme stressé par le poids d'une dette de plus de 3 milliards de dollars que Michael Fortier, Raymond Bachand et Gérald Tremblay ont rencontré à Londres en espérant sauver le Grand Prix du Canada.
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Montréal s'est fait étrangler par FOM parce que Bernie Ecclestone et CVC, les partenaires majoritaires qui possèdent la Formule 1, se sont eux-mêmes endettés jusqu'au cou il y a trois ans. Par un jeu de dominos financier, ils ont emprunté 3 milliards pour financer l'achat de la Formule 1 en se reversant un milliard au passage. Sauf que les intérêts sur cette dette sont colossaux. Plus de 350 millions de dollars. Cet argent vient des droits de télévision et des coûts de la franchise pour présenter un Grand Prix. Plus toute la commercialisation des produits dérivés. Mettons 17 Grands Prix à 30 millions de dollars, ça donne déjà 510 millions. Plus les droits de télé et tout le reste. Disons un milliard de revenus par année. Moins les 100 millions de frais d'exploitation et de transport, il reste 900 millions qu'on divise en deux entre FOM et les constructeurs. On comprend vite que les intérêts sur la dette grugent ces 450 millions et que Bernie Ecclestone est condamné à trouver des millions supplémentaires à n'importe quelle condition.
Montréal et son plateau à 16 millions n'étaient plus assez rentables pour FOM. Montréal ne permettait plus au groupe de rembourser intérêts et capital sur la dette. La course effrénée pour trouver plus de millions et encore plus de millions est engagée. Qu'une tradition de Formule 1 existe, que des centaines de milliers de personnes aiment la course, que les constructeurs soient intéressés par un marché lucratif ne comptait plus. Cash, cash et encore du cash.
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Normand Legault, pour sauver le Grand Prix de 2004, le fameux Grand Prix du tabac, a été obligé d'investir 13 millions de son propre argent. Sans parler des millions versés par les gouvernements. Legault ne voulait pas de l'aide gouvernementale à l'époque, comme il n'en voulait pas le 7 octobre dernier. Parce que toute aide gouvernementale ne faisait qu'ouvrir la porte à encore plus d'aide gouvernementale dans trois ans ou dans cinq ans. C'est le modèle économique qui ne fonctionnait plus.
« Je l'ai dit à Bernie Ecclestone dès 2003. Ce qu'il demandait ne pouvait pas marcher. Déjà, depuis 2005, j'ai indemnisé FOM de son manque à gagner en cédant une partie de l'inventaire de visibilité sur le circuit. Selon la façon dont les comptables alignent les chiffres, on obtient deux résultats et c'est là-dessus que j'ai un différend commercial avec Ecclestone. Même chose pour 2008. Malgré les déclarations pas très élégantes de Bernie à mon égard, je peux confirmer qu'il n'y a toujours aucune poursuite intentée contre moi. Je ne suis pas un mauvais payeur, je suis un entrepreneur qui a un différend commercial avec un partenaire. C'est différent. Tous les fournisseurs du dernier Grand Prix ont été payés comme convenu », de dire Legault.
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Normand Legault était dans une clinique de santé en Allemagne quand il a appris que le Grand Prix de Montréal avait été annulé. Ce séjour en clinique était prévu depuis plusieurs mois. Il prévoyait de nombreux tests et examens et une remise en forme de trois semaines sous la supervision de spécialistes. C'était le cadeau de fête que Legault s'était offert : «Avant de partir, jusqu'au vendredi précédent, je négociais avec Bernie et je prévoyais arriver à une entente. Le problème du Grand Prix du Canada n'en était pas un de revenus. Au contraire. Mais le coût du plateau rendait toute rentabilité impossible. Il n'y avait rien à faire. J'ai été surpris en apprenant que Montréal était retiré du calendrier. En le sachant, ma décision était prise. C'était fini. Même avec les 10 millions injectés par les gouvernements, le modèle économique ne pouvait pas fonctionner. En plus, FOM demandait une garantie de 175 millions. Pour couvrir cinq Grand Prix. Mais est-ce que Bernie Ecclestone pouvait fournir la garantie qu'on aurait droit pendant cinq ans à un produit de Formule 1 correspondant aux exigences financières? Qui nous dit que la situation économique mondiale va permettre de présenter la même Formule 1? Et qui nous assure que la FOTA, la nouvelle association des constructeurs, ne tentera pas de former son propre championnat pour obtenir plus de millions de la Formule 1? MM. Fortier, Bachand et Tremblay l'ont très bien compris», de raconter Normand Legault.
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Legault a été une pièce centrale dans toutes les négociations impliquant les hommes politiques, Guy Laliberté et le groupe Gillett. Si on avait opté pour une OSBL, il aurait accepté avec plaisir de siéger au conseil d'administration. Mais tant que le coût du plateau sera grevé par la dette de FOM, de Bernie Ecclestone et de CVC, c'est injouable. En fait, la dette pèse pour 33 % sur les opérations de FOM. Qu'on enlève le tiers du prix demandé par Ecclestone à Montréal et on a encore le Grand Prix du Canada.
Et maintenant ?
«J'ai plein de projets. Dans ma vie, à part Harricana, j'ai toujours été un franchisé. J'aimerais être un franchiseur dans mon prochain grand défi. Ça pourrait être le sport, un événement ou la télévision, ce n'est pas les idées qui manquent et je le reconnais bien humblement, le téléphone sonne souvent», dit-il.
Et il ajoute : «Je ne veux pas me brouiller avec Bernie Ecclestone. J'ai trop vécu de choses avec cet homme pendant toutes ces décennies. Il a joué ses cartes et ce que je peux lui reprocher, c'est son manque d'élégance. Mais il estime qu'il peut continuer à jouer comme il l'a toujours fait, je présume.»
A-t-il des regrets? «J'ai aimé toutes ces années dans la Formule 1. Mes seuls regrets, c'est la conduite horriblement hautaine de ce petit monde qui regarde de haut les gens honnêtes qui oeuvrent dans les courses. Je n'étais plus capable d'entendre les plaintes du dernier des cuisiniers ou des commentateurs qui traitaient de minables des gars et des filles qui prenaient une semaine de leurs vacances pour travailler bénévolement au Grand Prix parce qu'ils aimaient les courses. J'ai été outré par la façon dont les gens de la F1 ont traité notre monde. Pour qui ça se prend?» demande-t-il avec fermeté.
Montréal aura-t-il de nouveau son Grand Prix de Formule 1? Il réfléchit : «Je l'espère pour Montréal. Mais ce souhait n'est pas pour moi.»
Dehors, du 45e étage, Montréal a presque l'air d'une grande ville...
Réjean Tremblay/La Presse