La légende libérale veut que, dès que Justin Trudeau entre quelque part, tous les regards convergent instantanément vers lui, un peu comme si Justin était la lumière qui attire la phalène ou la chair fraîche qui excite les piranhas.
Mais cet après-midi, au café Java Myth, rue Guizot, au coeur de la circonscription de Papineau où il a été élu avec une majorité de 1230 voix sur sa rivale bloquiste Vivian Barbot, Justin Trudeau ne fait tourner aucune tête et ne provoque aucun mouvement de foule. Il faut dire que le café est pratiquement vide. Justin Trudeau y entre en coup de vent avec ses armes de persuasion : ses six pieds athlétiques, ses yeux bleu océan Pacifique, sa crinière noire et son sourire craquant hérité de sa mère, Margaret.Au lieu de venir tout de suite me rejoindre à ma table, il se précipite vers la serveuse pour la saluer comme s'il était toujours en campagne et que les poignées de main étaient encore son plus précieux carburant. Mais à peine deux minutes plus tard, lorsque la serveuse arrive avec des bouteilles d'eau qu'elle ouvre et pose sur notre table, Justin perd son sourire. À peine la serveuse a-t-elle tourné les talons que Justin souffle à son jeune adjoint, Mathieu Watt, de rapporter les bouteilles et de les remplacer par des verres d'eau du robinet. Il aurait pu le dire lui-même à la serveuse. Il a préféré que son adjoint s'en charge. Je le regarde sans comprendre : «Je refuse de boire de l'eau embouteillée et de payer pour une ressource nationale, m'explique-t-il avec une raideur idéologique qui rappelle celle de son père. C'est un gaspillage d'énergie et il n'y a aucune raison qu'on en boive quand l'eau du robinet est tout aussi bonne.»
Justin ne vient pas de lancer un débat. Seulement de faire appel au personnage en lui qui le distingue de son père : l'environnementaliste. Dans son CV, la mention «environnementaliste» vient tout de suite après la mention «enseignant», le seul métier qu'il a exercé et pour lequel il a touché un salaire. Pendant cinq ans à Vancouver, Justin Trudeau a en effet enseigné le français à la West Point Grey Academy, à Pitt River Middle School et à Winston Churchill High.
Pour ce qui est de l'environnementaliste, ses traces sont plus difficiles à repérer. Justin Trudeau m'assure qu'il a une vaste expérience en la matière. Mais, appelé à donner des exemples concrets, il se rabat sur une maîtrise inachevée à l'École de géographie de l'environnement de l'Université McGill. «Si je n'ai pas terminé ma maîtrise il y a deux ans, c'est que, entre-temps, je suis devenu papa», explique-t-il. Ce nouveau rôle de père, qu'il reprendra en février alors que sa femme, Sophie Grégoire, accouchera de leur deuxième enfant, semble avoir marqué un tournant dans sa vie et accéléré son saut en politique.
«Comme mon nom et mon image de fils à Trudeau ont toujours été difficiles à gérer, raconte-t-il, j'ai longtemps pensé que, si jamais je faisais de la politique, ce serait beaucoup plus tard, quand j'aurais accumulé un bagage de vie et d'expérience. Sans compter que la dernière chose que je voulais faire, c'était aller en politique uniquement pour poursuivre le «business» de la famille.»
Engagement
En fin de compte, Trudeau dit qu'il a décidé de faire le saut en 2006, quand on l'a convaincu que le Parti libéral du Canada avait besoin de jeunes comme lui. Sauf que Justin Trudeau n'est pas si jeune que cela. Il a 36 ans, bientôt 37. Peut-être la vraie raison de son saut en politique tient-elle plus au temps qui filait et qui lui a rappelé une chose : s'il ne voulait pas que l'image de gosse de riche qui ne fait rien de sa vie lui colle éternellement à la peau, il avait intérêt à s'engager dans quelque chose. Et vite !
«Je sais que je suis quelqu'un de très privilégié. J'ai grandi au 24, Sussex. J'ai fait des voyages. J'ai été dans les meilleures écoles. Mais je suis aussi quelqu'un de reconnaissant, qui a envie de redonner ce qu'il a reçu. J'aurais pu choisir d'aller travailler pour une multinationale ou devenir homme d'affaires. Mais j'ai choisi l'action communautaire et politique. J'ai choisi de servir les autres. Et maintenant, je vais faire tout mon possible pour bien représenter les gens de Papineau.»
Ceux qui le voient remplacer Stéphane Dion à la tête du Parti libéral rêvent en couleur. «C'est une idée complètement farfelue, dit-il. Ça fait à peine deux semaines que j'ai été élu. J'ai tout à apprendre. Quant au charisme qu'on me prête, si c'est tout ce que ça prend pour être élu, autant dire que Stephen Harper ne serait pas premier ministre. Non, ce dont le Parti libéral a besoin avant tout, c'est d'un rassembleur.»
Trudeau ne se voit pas dans le rôle de chef de parti. Pas à court terme, du moins. Tout comme il ne se voit pas vivre sept jours sur sept à Ottawa. Il entend d'ailleurs demeurer à Outremont et fera l'aller-retour chaque semaine entre la maison et le Parlement. Mais pas question de laisser femme et enfant dans cette maison cossue qui vaut plus d'un million. Trudeau part à Ottawa avec sa petite famille et vivra à l'hôtel avec elle en attendant de trouver un pied-à-terre.
Malgré son penchant prononcé pour le bilinguisme et ses querelles épiques avec les souverainistes à ce sujet, il m'assure qu'il ne parle que français à la maison. «C'est sûr que je m'attends à ce que mes enfants soient bilingues, mais je vais les élever en français, comme mon père l'a fait avec nous. L'anglais, mes enfants l'apprendront à l'école, à la télé ou en voyage.»
Même s'il est le fils d'un premier ministre et le petit-fils du ministre James Sinclair, élu sous Louis Saint-Laurent, Trudeau se décrit comme un néophyte en politique. Il affirme qu'il n'a jamais vraiment discuté des affaires de l'État avec son père puisque, au moment où il aurait été en âge de le faire, son père n'était plus premier ministre.
«Quand nous sommes revenus vivre à Montréal, j'avais 13 ans. Avec mon père, je parlais de littérature, de philosophie - de tout sauf de politique. Mon éveil politique a eu lieu en 1992, avec l'accord de Charlottetown, mais je ne suis pas devenu membre du Parti libéral pour autant. Je votais libéral mais je n'ai pas eu de carte de membre avant 2006.»
Ambitions modestes
Au moment de se lancer en politique, Justin a consulté Ted Johnson, ancien adjoint de son père, et Jean Chrétien. Ses ambitions étaient modestes. Il voulait se faire élire dans une circonscription. Et si possible, une circonscription moins privilégiée que celle de Mont-Royal, où son père s'était faire élire. La tâche n'a pas été facile. Il a dû se battre pour gagner l'investiture de Papineau. Puis, une fois en selle, Justin Trudeau a fait ce qu'il sait faire le mieux : sourire et serrer des mains.
«Ça a été 18 mois de travail intense à raison de 10 activités par semaine dans les sous-sols d'église, les bazars, les temples hindous et les mosquées. Chaque fête religieuse, chaque manifestation culturelle, j'y étais. Ça n'a pas toujours été facile. J'ai dû me battre sur le terrain. Je n'ai pas lâché, j'ai travaillé très fort et j'ai fini par gagner.»
Il a gagné, c'est vrai, mais que dire des moqueries, des railleries, des parodies qui n'ont cessé de surgir sur sa route ? Que dire des commentaires qui le qualifient de fils à papa sans profondeur ou d'équivalent politique de Paris Hilton ?
Justin Trudeau hausse les épaules : «Le bon côté de ces critiques, c'est qu'elles ne sont pas basées sur la réalité... Comment voulez-vous que je les prenne au sérieux ? De toute façon, dès que j'arrive quelque part, ou bien les attentes sont énormes, ou bien c'est le contraire. De sorte que, avec le temps, je me suis fait une carapace. Toute ma vie, j'ai été exposé au regard des autres, alors il a bien fallu que je me mette à l'abri, sinon ça n'aurait pas été vivable. C'est certain que, parfois, c'est frustrant parce que, dès que je dis la mauvaise chose, tout le monde me tombe dessus. En même temps, moi, je sais qui je suis, et ce que je suis n'a rien à voir avec la perception que les gens ont de moi.»
On aurait envie de croire Justin Trudeau sur parole, d'autant plus que, depuis qu'il tente de chausser les bottes de son père, il est devenu le bouc émissaire idéal, la cible rêvée, un homme en forme de piñata : quiconque tape dessus est assuré d'être récompensé.
L'ennui, c'est que, lorsqu'on cherche à prendre le contre-pied et à défaire les préjugés à son sujet, il ne nous aide pas toujours à lui trouver de la substance et de la profondeur. «Qui je suis vraiment ? Quelqu'un qui cherche à faire une différence et à avoir un impact sur les choses. Quelqu'un qui n'a pas envie de se regarder le nombril et de vivre dans le court terme.
Quelqu'un d'optimiste, qui a beaucoup d'énergie et qui croit, même si c'est simpliste de le dire, qu'on peut changer le monde avec un sourire.»
Changer le monde avec un sourire ? À voir l'état du monde en ce moment, Justin Trudeau va devoir sourire à s'en décrocher la mâchoire pendant 100 ans s'il veut changer quoi que soit.
Nathalie Petrowski
La Presse